Cour de cassation, civile, Chambre commerciale, 25 juin 2025, 23-13.391, Publié au bulletin
#Mots-clés: Concurrence, Position Dominante, Liberté Prescription, Effet Potentiel
Fiche technique de l’arrêt:
Titre: Cour de cassation, civile, Chambre commerciale, 25 juin 2025, 23-13.391, Publié au bulletin
Numéro: 23-13.391
Décision: Cassation partielle
Rapporteur: Mme Poillot-Peruzzetto, conseillère, et M. Le Masne de Chermont, conseiller référendaire
Rapporteur Public: M. Douvreleur, avocat général
Avocat(s): SCP Célice, Texidor, Périer, SCP Piwnica et Molinié, SCP Duhamel
Date de lecture: 25 juin 2025
Faits:
La société Genentech Inc. a développé un anticorps anti-VEGF, le bevacizumab, commercialisé sous le nom d’Avastin par la société Roche, sous-filiale de Roche Holding AG, titulaire de l’AMM pour certains cancers. Genentech a ensuite développé un autre anticorps, le ranibizumab, commercialisé par Novartis Pharma sous le nom de Lucentis, avec une AMM pour la DMLA exsudative, l’OMD et les occlusions veineuses rétiniennes.
La pratique médicale a conduit à l’utilisation hors AMM de l’Avastin pour traiter la DMLA exsudative, après fractionnement et reconditionnement. Roche n’a pas demandé d’extension d’AMM pour l’Avastin à cette indication. Novartis détient une participation significative dans Roche Holding.
Procédure:
9 septembre 2020: L’Autorité de la concurrence sanctionne Novartis Pharma, Novartis, Novartis groupe France, Roche, Roche Holding et Genentech (décision n° 20-D-11) pour des pratiques mises en œuvre entre mars 2008 et novembre 2013 dans le secteur du traitement de la DMLA. L’Autorité a considéré que les sociétés avaient mis en œuvre une pratique de dénigrement de l’Avastin sur le marché du traitement de la DMLA exsudative et des autres indications oculaires traitées par anti-VEGF, combinant la ville et l’hôpital. En outre, l’Autorité a estimé que les sociétés avaient diffusé un discours alarmiste, voire trompeur, auprès des autorités publiques sur les risques liés à l’utilisation de l’Avastin sur le marché du traitement de la DMLA exsudative.
Recours: Les sociétés sanctionnées forment des recours contre cette décision.
16 février 2023: La cour d’appel de Paris infirme la décision de l’Autorité. La Cour d’appel a estimé qu’il n’est pas établi que les sociétés Novartis Pharma, Novartis groupe France, Novartis, Roche, Genentech et Roche Holding ont enfreint les dispositions de l’article L. 420-2 du code de commerce ainsi que celles de l’article 102 TFUE.
Pourvoi: Le président de l’Autorité de la concurrence forme un pourvoi en cassation. Les sociétés Roche SAS, Genentech Inc. et Roche Holding AG ainsi que les sociétés Novartis Pharma SAS, Novartis groupe France SA et Novartis AG forment également des pourvois incidents.
Problème juridique:
La question centrale est de savoir si les pratiques des sociétés Roche et Novartis, concernant l’Avastin et le Lucentis, constituent des abus de position dominante au sens de l’article L. 420-2 du code de commerce et de l’article 102 du TFUE, notamment en tenant compte de l’évolution du cadre légal encadrant la prescription hors AMM et de la notion de concurrence potentielle. Plus précisément, la Cour doit déterminer si la cour d’appel a correctement apprécié:
1. La substituabilité juridique entre l’Avastin (sans AMM pour la DMLA) et le Lucentis (avec AMM) après l’entrée en vigueur de la loi n° 2011-2012.
2. L’existence d’une concurrence potentielle entre les deux médicaments après cette date, compte tenu de la possibilité d’une recommandation temporaire d’utilisation (RTU) pour l’Avastin.
3. Si le discours des entreprises et leurs actions auprès des autorités de santé excédaient les limites de la liberté d’expression et constituaient un abus de position dominante.
4. Si le refus de Roche de fournir des échantillons pour l’étude GEFAL avait un effet anticoncurrentiel potentiel.
Solution:
La Cour de cassation casse partiellement l’arrêt de la cour d’appel. Elle juge que la cour d’appel a commis plusieurs erreurs de droit :
1. Elle n’a pas suffisamment recherché si, après l’entrée en vigueur de la loi n° 2011-2012, une concurrence potentielle persistait entre l’Avastin et le Lucentis, compte tenu des études scientifiques, des discussions sur une éventuelle RTU et de la perception de l’Avastin comme un produit concurrent par Novartis.
2. Elle n’a pas suffisamment motivé sa décision quant à la caractérisation d’un abus de position dominante, notamment en ce qui concerne le discours des entreprises sur les risques liés à l’Avastin et leurs actions auprès des autorités de santé. La cour n’a pas suffisamment motivé sa décision en considérant que le discours litigieux n’était pas constitutif d’un abus de position dominante, en ne tenant pas compte de l’objectif potentiellement anticoncurrentiel poursuivi par les sociétés, ni des effets potentiels de leurs actions sur le marché.
3. Elle n’a pas recherché si le refus initial de Roche de fournir des échantillons pour l’étude GEFAL avait eu un effet anticoncurrentiel potentiel, indépendamment des modifications législatives postérieures.
Portée:
Cet arrêt clarifie l’appréciation de la notion de concurrence potentielle en droit de la concurrence, en particulier dans le secteur pharmaceutique où les autorisations de mise sur le marché jouent un rôle central. Il rappelle que l’existence d’une AMM pour un produit n’exclut pas nécessairement une concurrence potentielle avec un produit utilisé hors AMM, surtout si des perspectives d’évolution réglementaire existent.
Il précise également les limites de la liberté d’expression des entreprises en position dominante, soulignant qu’un discours ou une communication, même basé sur des faits et s’inscrivant dans un débat d’intérêt général, peut constituer un abus s’il a un objectif ou un effet anticoncurrentiel.
L’arrêt insiste sur la nécessité d’analyser les pratiques des entreprises en tenant compte du contexte global du marché, de leurs intentions et des effets potentiels de leurs actions, et pas seulement de manière isolée et in abstracto.
Dispositif:
La Cour casse et annule partiellement l’arrêt de la cour d’appel, renvoyant l’affaire devant une autre cour d’appel de Paris pour qu’elle statue à nouveau en tenant compte des motifs de cassation.
Intérêt de l’arrêt:
Cet arrêt présente un intérêt majeur pour les raisons suivantes:
Clarification de la concurrence potentielle: Il précise que la concurrence potentielle doit être étayée par des éléments factuels concordants tenant compte de la structure du marché et du contexte économique et juridique. La Cour insiste sur l’analyse des possibilités réelles et concrètes d’accès au marché. Dans le cas d’espèce, cela impliquait d’examiner la substituabilité concrète des produits à l’hôpital, les études scientifiques, et la possibilité d’une RTU.
Limites de la liberté d’expression en droit de la concurrence: L’arrêt rappelle que la liberté d’expression des entreprises en position dominante n’est pas illimitée. Il souligne qu’un discours ou une communication peut constituer un abus s’il a un objectif ou un effet anticoncurrentiel. La Cour insiste sur la nécessité d’examiner la pratique à la lumière des critères posés par l’article 102 TFUE, tout en tenant compte des exigences de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme. L’arrêt renforce l’idée que le droit de la concurrence peut imposer des restrictions à la liberté d’expression des entreprises dominantes, afin de protéger la concurrence sur le marché.
Obligations de pharmacovigilance: La Cour rappelle que les obligations de pharmacovigilance reposent sur le titulaire de l’AMM du médicament considéré et non pas sur une autre entreprise commercialisant un médicament concurrent. Elle souligne qu’un discours adopté par une entreprise qui n’est pas titulaire de l’AMM et qui poursuit un objectif anticoncurrentiel peut être constitutif d’un abus de position dominante.
Analyse contextuelle des pratiques: L’arrêt insiste sur l’importance d’une analyse contextuelle des pratiques des entreprises en position dominante. Il souligne qu’il est nécessaire de tenir compte du contexte global du marché, des intentions des entreprises, et des effets potentiels de leurs actions. La Cour rappelle que l’effet anticoncurrentiel doit être examiné au moment de la mise en œuvre de la pratique.
Impact sur le secteur pharmaceutique: Cet arrêt a un impact significatif sur le secteur pharmaceutique, en particulier sur la commercialisation de médicaments utilisés hors AMM. Il rappelle aux entreprises pharmaceutiques qu’elles doivent être vigilantes quant à leurs pratiques de communication et de commercialisation, et qu’elles ne doivent pas abuser de leur position dominante pour restreindre la concurrence.
En conclusion, cet arrêt de la Cour de cassation apporte des précisions importantes sur l’appréciation de la concurrence potentielle, les limites de la liberté d’expression, et l’analyse contextuelle des pratiques en droit de la concurrence. Il renforce la protection de la concurrence sur le marché, en particulier dans le secteur pharmaceutique.
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