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Conseil d’État, 9ème – 10ème chambres réunies, 18/06/2025, 492318, Inédit au recueil Lebon

Conseil d’État, 9ème – 10ème chambres réunies, 18/06/2025, 492318, Inédit au recueil Lebon
Rapporteur : M. Lionel Ferreira
Rapporteur Public : Mme Céline Guibé
Avocat(s) : SCP SPINOSI
Date de lecture : 18 juin 2025

#Mots-clés: Information privilégiée, publication, sanction, marché

Faits :

La Commission de régulation de l’énergie (CRE) a initié une enquête le 18 mars 2021, visant à déterminer si, entre le 1er janvier 2019 et le 31 décembre 2020, la société Engie s’était rendue coupable d’opérations d’initiés et d’omission de publication d’informations privilégiées, en violation des articles 3 et 4 du règlement (UE) n° 1227/2011 (REMIT). Un procès-verbal d’infraction a été notifié à Engie le 11 octobre 2022. Le 10 janvier 2023, le président de la CRE a saisi le Comité de règlement des différends et des sanctions (CoRDiS) des manquements constatés. Le 3 octobre 2023, le membre du Comité chargé des poursuites a notifié à Engie des griefs concernant la publication tardive ou non effective, l’absence de publication, la transmission et l’utilisation d’informations privilégiées.
Il ressortait que la société Engie avait manqué à 22 reprises à l’obligation de publication d’informations privilégiées prévue à l’article 4 du règlement du 25 octobre 2011, à 234 reprises aux dispositions de l’article 3 du même règlement relatives à l’interdiction des opérations d’initiés par utilisation d’une information privilégiée et à une reprise aux dispositions du même article, relatives à l’interdiction des opérations d’initiés par communication illicite d’une information privilégiée. Ces manquements concernaient des indisponibilités fortuites de centrales thermiques (DK6 et Cycofos) et la transmission d’informations relatives à ces indisponibilités. Le CoRDiS a sanctionné Engie d’une amende de 500 000 euros et a ordonné la publication de sa décision au Journal officiel, sur le site internet de la CRE et dans le prochain communiqué financier de la société.

Procédure :

1. 18 mars 2021 : Ouverture d’une enquête par la CRE.
2. 11 octobre 2022 : Notification d’un procès-verbal d’infraction à Engie.
3. 7 novembre 2022 : Réponse d’Engie au procès-verbal.
4. 10 janvier 2023 : Saisine du CoRDiS par le président de la CRE.
5. 3 octobre 2023 : Notification des griefs à Engie par le membre du CoRDiS chargé des poursuites.
6. 11 décembre 2023 : Séance publique du CoRDiS.
7. 26 décembre 2023 : Décision du CoRDiS sanctionnant Engie.
8. 4 mars 2024 : Requête sommaire d’Engie devant le Conseil d’État.
9. 4 juin 2024 : Mémoire complémentaire d’Engie.
10. 31 janvier 2025 : Mémoire en réplique d’Engie.
11. 4 juin 2025 : Séance publique au Conseil d’État.
12. 6 juin 2025 : Note en délibéré d’Engie.
13. 18 juin 2025 : Décision du Conseil d’État.

Problème juridique :

La décision du CoRDiS est-elle justifiée en ce qui concerne (1) la régularité de la procédure de sanction, (2) la motivation de la décision, (3) les manquements à l’obligation de publication des informations privilégiées (article 4 REMIT), (4) les manquements à l’interdiction de transmission et d’utilisation d’informations privilégiées (article 3 REMIT) et (5) le quantum de la sanction ?

Solution :

Le Conseil d’État rejette la plupart des arguments d’Engie, mais rectifie partiellement la décision du CoRDiS.

1. Régularité de la procédure : Le Conseil d’État estime que le délai d’un mois accordé à Engie pour répondre à la notification des griefs était suffisant, compte tenu de l’expertise de la société et du fait qu’elle avait déjà répondu au procès-verbal initial. Les droits de la défense ont été respectés.
2. Motivation de la décision : La décision du CoRDiS est suffisamment motivée et examine les circonstances de chaque manquement.
3. Manquements à l’obligation de publication (article 4 REMIT) : Le Conseil d’État confirme que les informations relatives aux indisponibilités des centrales DK6 et Cycofos étaient des informations privilégiées au sens de l’article 2 REMIT, et que la société Engie n’a pas justifié l’absence de publication en temps utile.
4. Manquements à l’interdiction de transmission et d’utilisation d’informations privilégiées (article 3 REMIT) : Le Conseil d’État confirme que la transmission d’un fichier contenant une information non publiée relative à l’indisponibilité totale de la centrale DK6 à l’équipe “Short Term Trading” constitue une violation de l’article 3 REMIT. Cependant, il relève que 45 des 234 opérations de marché incriminées avaient été programmées avant l’indisponibilité ou avaient pour objet la couverture des besoins d’autres actifs. Seules 189 opérations constituent donc des opérations d’initiés.
5. Quantum de la sanction : Tenant compte de la réduction du nombre d’opérations d’initiés, le Conseil d’État ramène le montant de la sanction pécuniaire de 500 000 euros à 490 000 euros.

Portée :

Cet arrêt clarifie l’interprétation des articles 2, 3 et 4 du règlement REMIT, notamment en ce qui concerne la notion d’information privilégiée, la publication en temps utile et l’interdiction des opérations d’initiés. Il précise les critères d’appréciation de l’effet sensible d’une information sur les prix des produits énergétiques de gros, en particulier sur le marché infra-journalier. Il rappelle l’importance du respect des délais de publication et les conséquences de la transmission et de l’utilisation d’informations privilégiées non publiques.

Dispositif :

Article 1er : Le nombre d’opérations de marché réalisées par la société Engie en méconnaissance des dispositions du a) du 1 de l’article 3 du règlement (UE) n° 1227/2011 du Parlement européen et du Conseil du 25 octobre 2011 est ramené de 234 à 189.
Article 2 : Le montant de la sanction pécuniaire prononcée à l’encontre de la société Engie est ramené de 500 000 à 490 000 euros.
Article 3 : Le surplus des conclusions de la requête de la société Engie est rejeté.
Article 4 : Les articles 2 et 3 de la décision du 26 décembre 2023 du Comité de règlement des différends et des sanctions sont réformés en ce qu’ils sont contraires à la présente décision.
Article 5 : La présente décision sera publiée, sous réserve des secrets protégés par la loi, au Journal officiel de la République française et sur le site internet de la Commission de régulation de l’énergie pendant une durée de quatre mois.
Article 6 : La présente décision sera notifiée à la société Engie et à la Commission de régulation de l’énergie.

Intérêt de l’arrêt :

Cet arrêt présente un intérêt significatif pour les acteurs du marché de l’énergie, les fournisseurs, les producteurs et les traders, ainsi que pour les autorités de régulation. Il apporte des précisions importantes sur l’application du règlement REMIT et sur les obligations de transparence et d’intégrité qui incombent aux acteurs du marché.

Plus précisément, l’arrêt :

* Confirme la compétence du CoRDiS pour sanctionner les manquements au règlement REMIT.
* Précise la définition d'”information privilégiée” et les critères permettant de déterminer si une information est susceptible d’influencer de façon sensible les prix des produits énergétiques de gros. Il confirme que même des informations sur de courtes périodes d’indisponibilité peuvent être considérées comme privilégiées, en particulier dans un contexte de tension sur le marché.
* Souligne l’importance du respect des délais de publication des informations privilégiées, en rappelant que ces informations doivent être divulguées “en temps utile”, c’est-à-dire le plus tôt possible.
* Clarifie les obligations des acteurs du marché en matière de transmission et d’utilisation d’informations privilégiées, en interdisant notamment la transmission de telles informations à des personnes qui ne sont pas autorisées à les recevoir et l’utilisation de ces informations pour effectuer des opérations de marché.
* Illustre la rigueur avec laquelle les autorités de régulation appréhendent les manquements aux obligations de transparence et d’intégrité du marché de l’énergie, et la sévérité des sanctions qui peuvent être prononcées en cas de violation du règlement REMIT.

En pratique, cet arrêt incite les acteurs du marché à renforcer leurs procédures internes de gestion des informations privilégiées, à veiller au respect des délais de publication et à s’assurer que leurs employés sont correctement formés aux règles du règlement REMIT. Il rappelle également aux autorités de régulation l’importance d’une appréciation précise et individualisée des manquements, notamment en ce qui concerne le calcul des sanctions.

Tom COLLET

Juriste fiscaliste et en droit des affaires. Je décortique la jurisprudence judiciaire et administrative et vous la propose quotidiennement sur mes plates-formes.